Erreur de couleur? ...Erreur, Monseigneur!
Nous sommes un peu avant l'an 2000. Je rencontre un marchand dans une exposition, et après les salutations d'usage, nous nous rendons dans un coin situé un peu à l'écart, plus propice pour examiner une pièce d'un intérêt tout particulier que le marchand tient à me faire voir. II s'agit d'une bande pour journal, portant un affranchissement de 12 Centimes, un envoi contre remboursement de 1867, dont i'affranchissement est constitué par deux Helvetia Assises dentelées, un 10 cts bleu et un 2 cts brun foncé.
Fig. 1. La bände pour Journal de Liestal, dont il est question ici.
Le montant de 12 cts est conforme au tanf en vigueur ä l'epoque (Fig. 1). La piece est accompagnee de 9 attestations (neuf!), provenant d'experts de Suisse et de l'etranger... Ma premiere reaction est celle de la surpnse: Pourquoi donc vouloir munir cette piece d'une dixieme attestation? Simplement parce que les neuf attestations ne defimssent pas de la meine maniere le timbre de 2 cts brun fonce: Certaines considerent ce timbre comme un essai qui aurait ete employe ä la place d'un timbre veritable, soit pour tromper la poste, soit par un simple desir d'amusement de collectionneur, alors que les autres attestations parlent d'une erreur de couleur, parce que ce timbre n'est pas un 2 cts gris qu'on pouvait attendre sur ce document, mais un 2 cts brun fonce, dont la couleur serait celle des timbres de 5 cts utihses ä ce moment-là...
Devant ces opimons differentes exprimees dans les attestations, le point de vue du marchand est alors le suivant (nous resumons ses paroles): «S'il s'agit d'un essai employe sur lettre, je peux vendre cette piece 300 ou 400 francs. Mais s'd s'agit d'une erreur de couleur, une variete inconnue jusqu'alors, donc une piece absolument exceptionnelle, je peux mettre deux zeros de
Fig. 2. Premiere ligne: n°s Zst. 30a brun, brun chocolat, brun fonce. Deuxieme ligne: n°s Zst. 30b brun-jaune, brun jaunätre. Troisieme ligne: nos Zst. 30e brun-gris.
plus... II s'agit en tout cas du seul exemplaire connu de ce timbre ä Pheure actuelle, et dont Pauthenticite ne fait aucun doute, toutes les attestations sont d'accord lä-dessus.» Le prix demande dans le catalogue de vente du marchand (750'000 francs fran- §ais de 1999, soit 6 fois le prix d'une tres belle Colombe de Bäle sur lettre presentee dans la meme vente) montre clairement que c'est l'option «erreur de couleur» qui a ete choisie. Mais soyons clairs: lorsqu'un vendeur rec,oit de la part de plusieurs experts des attestations qui divergent sur un point aussi important, on ne saurait lui reprocher (au vendeur) de choisir la description qui lui est la plus favorable...
II ne m'est evidemment pas possible de prendre rapidement position dans cette salle ä la lumiere plutöt moyenne. Je demande alors au marchand de me laisser la lettre, afin de pouvoir l'examiner en toute tranquillite chez moi, ä la lumiere du jour et sous la lampe UV, de fagon ä me former une opinion claire sur le Statut de cette piece delicate, ä plus forte raison parce qu'elle avait ete vue de maniere aussi differente par les specialistes qui m'ont precede. Mais comme le document porte une obliteration de 1867, j'ai tout de suite l'idee d'eliminer l'hypothese de l'erreur de couleur, car le timbre de 5 cts brun de cette epoquelä, le n° 30 du catalogue Zumstein, ne presente pas cette nuance: les 5 cts bruns qui ont ete produits de 1862 ä 1867 montrent d'abord des nuances d'un brun «chocolat», generalement assez fonce, puis ä fin 1867 on passe brusquement au brun-jaune ou brun jaunätre, sensiblement plus clair. Or ces nuances ne ressemblent ni l'une ni l'autre ä celle du timbre que nous avons sous les yeux (Fig. 2). Un cliche de 2 cts qui aurait ete placé par erreur dans l'assemblage des timbres de 5 cts est certes une Hypothese plausible, mais il presenterait alors la meme nuance que ses voisins, soit un brun plus ou moins fonce ou plus ou moins jaunätre, alors que la nuance de la piece en question en est fort eloignee. Je garde evidemment cette reflexion pour moi, sachant par experience que la premiere Impression est souvent la bonne, surtout lorsqu'elle est mauvaise...
Deux jours plus tard, le marchand et moi nous rencontrons ä nouveau dans la meme exposition. Je resume notre conversation: «Alors, Monsieur Guinand, essai, ou erreur de couleur? - Ni Tun ni l'autre, mon colonel! - Mais... il faut bien que ce soit l'un ou l'autre, non? - Eh bien non, il existe une troisieme possibilite! - J'aimerais bien savoir laquelle... - II s'agit d'un timbre dont la nuance a ete modifiee, peut-etre chimiquement, mais plus probablement par un long sejour dans une pochette contenant du plastifiant.»
On commencait ä cette epoque ä soupcjonner les pochettes contenant du plastifiant d'etre responsables de l'alteration de certaines couleurs plus sensibles que d'autres... De nos jours, lorsque nous demandons aux marchands qui presentent leur materiel dans les bourses de nous montrer des Helvetia Debout, nous voyons parfois des timbres de 20 cts qui devraient etre orange mais qui sont bruns, des timbres de 25 cts qui devraient etre bleus mais qui sont noirs, des timbres de 30 cts qui sont noirs aussi, au heu d'etre bruns, et amsi de suite... Que s'est-il donc passe? Les marchands qui participent aux bourses transportent generalement de grandes quantites de timbres ou de lettres, souvent places dans des classeurs, puis ces classeurs sont transportes dans des caisses ou dans les valises, et pour eviter une bousculade des timbres lors du transport, les classeurs sont maintenus fermes par de forts elastiques (oui, oui, c'est mascuhn...) Ainsi les timbres et les lettres sont souvent serres et sont en contact avec des pochettes de protection en matiere plastique... et c'est bien la Porigine du probleme! Il en va de meme pour les timbres et les lettres qui sont offerts par Pintermediaire des societes qui pratiquent le Systeme des circulations. Parfois ces pochettes contiennent des plastifiants, afin de les rendre plus souples et moins cassantes, et le contact des timbres avec ces plastifiants, ä la longue, a pour effet de modifier certaines couleurs. On parle alors d'oxydation, un terme qui n'est pas vraiment adequat, mais que les gens comprennent parce qu'ils savent que ce mot designe une modification de la couleur.
Certaines couleurs sont particulierement sensibles (orange, brun), d'autres le sont moins (vert), alors que d'autres ne le sont pas du tout (jaune). De nos jours, les maisons qui fabnquent des enveloppes et des pochettes ä usage philatelique utilisent des matieres sans plastifiants. Le terme «weichmacherfrei» est aujourd'hui un bon argument de vente. Mais comment demander aux gens qui ont place leurs lettres et leurs timbres depuis des annees dans d'anciennes pochettes de jeter celles-ci, puis d'en acheter de nouvelles, et de placer dorenavant leurs timbres et leurs lettres dans des contenants plus adequats ?
Fig. 3. L'essai n° 28.8.2 ä l'impression particulierement fine.
Revenons maintenant ä notre timbre de 2 cts et ä sä couleur brune. Le catalogue oü cette piece a ete Offerte ä la vente mentionnait «2 cts dans la couleur du 5 cts au lieu de gris... SEULE PIECE CONNUE. Certificats...» (puis lauste des experts qui ont emis les attestations). La couleur brune de ce timbre, si eile n'est pas conforme ä celle des timbres de 5 cts de la meme epoque, ressemble ä celle des essais qui ont ete decrits en 1971 dans le «Journal Philatelique de Berne», edite par la maison Zumstein, avec le n° 28.8.2 (Fig. 3) sous le titre «Epreuves de couleurs differentes de celles des timbres, sur papier avec marque de controle ovale, dentelees 11%:11V2» (on parle maintenant d'une dentelure 11% sur les quatre cötes). Ces essais presentent une nuance de brun qui est assez voisine de celle du timbre composant cet affranchissement de 12 cts, et l'on peut comprendre que certains experts aient considere ce timbre comme un essai, d'autant plus que les attestations qui le concernent ont ete etablies il y a 25 ans et plus, une epoque oü l'on connaissait mal l'effet de degradation provoque par les pochettes contenant des plastifiants. Mais ces essais ont ete impnmes au moyen de cliches neufs et ils presentent une impression particulierement fine, surtout dans les losanges du fond. On connait maintenant d'autres cas semblables, qui montrent que des timbres de 2 cts gris ont vu leur nuance passer en direction du brun-noir (Fig. 4 et 5). Il ne s'agit donc ni d'essais ni d'erreurs de couleur, mais simplement de timbres dont la nuance a ete transformee par le contact prolonge avec une pochette en matiere plastique molle.
Fig. 4. Un autre affranchissement de 12 cts sur un remboursement de 1866, avec un 2 cts brun-gris fonce.
Fig. 5. Un autre 2 cts encore, sur un imprime de 1864, de nuance particulierement foncee, presque brun-noir.
Fig. 6. Jolis, ces timbres bleus... mais ce ne sont pas tous des 25 cts!
Fig. 7. Le timbre de 3 cts n'existe pas dans la serie «A» vert-bleu clair de 1883. Et pourtant celui-ci n'a pas mauvaise allure aux cötes de trois exemplaires authentiques...
Fig. 8. Ce timbre ä l'impression partiellement manquante est lui aussi une falsification.
Mais pourquoi donc ressortir maintenant cette histoire vieille de plus de vingt ans? Nous ignorons evidement si cette lettre a ete vendue ä l'epoque, et, le cas echeant, ä qui et ä quel prix... Mais eile reapparait maintenant dans un catalogue de vente actuel, alors qu'on connait beaucoup mieux les effets nuisibles des plastifiants, d'une exposition prolongee a la lumiere du soleil et de certams produits chimiques. Une vieille histoire? Certamement pas: presque chaque annee, nous recevons un timbre de 20 cts (Helvetia Debout) qui est brun au heu d'etre orange, des timbres-taxe vert-bleu au heu d'etre vert clair ou vert olive, ou un 77B (UPU de 1900) qui est bleu au lieu d'etre vert, ou
Fig. 9. Les trois timbres de 10 cts de couleur jaune orange, commencent ä ressembler au 15 cts
Fig. 10. Ce bloc provient du 35e tirage, avec filigrane horizontal (23D). II possede encore sä pleine gomme originale, mais il est forme, en haut, de deux timbres «olive verdätre» (nuance d'origine), et en bas de deux «vert gazon» de l'ancienne appellation. Encore un effet de l'ensoleillement!
Fig. 11. Sur cette lettre, la nuance brune du timbre de 30 cts a vire au noir, suite ä un long sejour dans une pochette contenant du plastifiant.
encore un 10 cts au type Chiffre et Croix qui est jaune orange, presque de la couleur du 15 cts, etc. La fig. 9 presente quatre exemplaires qui ont tous subi un meme traitement, mais le prernier provient d'un tirage different et sä couleur n'a pas vari
Fig. 12. Le 20 cts rouge de Demission de 1924 est particulierement sensible aux plastifiants, et ses zones fortement encrees virent souvent au noir.
Autant de couleurs transformees par le contact avec des plastifiants, ou sous l'action d'un produit chimique, ou lors d'une exposition prolongee ä la lumiere du soleil, ou pour d'autres raisons encore... Une vraie erreur de couleur serait veritäblement «le Graal» en philatelie, et il n'est pas surprenant qu'aucun collectionneur, aucun marchand, ne veuillent prendre le risque de la laisser passer... Mais il faut rester raisonnable, et surtout il faut se temr au courant des connaissances actuelles, particulierement en ce qui concerne nos timbres anciens.